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Lettre ouverte de Geoffrey Bodenhausen, professeur de chimie à l'Ecole Normale Supérieure de Paris.
Dans son plaidoyer pour la sauvegarde du CNRS, Albert Fert, lauréat Nobel de physique 2007, attire notre attention sur les dangers de la disparition de ce grand établissement (propos recueillis par Pierre Le Hir, Le Monde du jeudi 25 octobre.) Il s'insurge contre "une réforme du système de recherche... dictée par des motivations idéologiques". La préoccupation dirigiste de l'Etat n'est pas nouvelle : dès 1774, Condorcet avait proposé de "donner à l'Académie [des Sciences] de Paris la responsabilité de la direction et de la coordination de toute la recherche scientifique en France", ajoutant que "tout surcroît de travail serait assumé par le secrétaire", c'est-à-dire par lui-même ! (E. Badinter et R. Badinter, Condorcet, p.125). Ce grand homme a dû déchanter, comme bien d'autres après lui. Car la recherche, la vraie, la bonne - celle qui vient d'être couronnée par l'Académie de Stockholm en la personne d'Albert Fert - échappe à toute volonté étatique.
Les grandes découvertes, surtout celles qui débouchent sur des applications utiles, ne se font pas par décret. Tout au plus peut- on espérer créer un champ de force favorable à l'éclosion d'idées nouvelles. Or, sur ce point, la France a frappé un grand coup par l'invention du CNRS, structure unique au monde. Lors d'un séjour récent de quelques mois à l'Université de Californie à Berkeley, j'ai pu comparer les forces et les faiblesses du système américain et du nôtre, celui dont on dit tant de mal et qu'on ne cesse de réformer. Il est frappant qu'en France, les équipes de recherche sont beaucoup plus stables, car leurs responsables - professeurs, enseignants-chercheurs ou directeurs de recherche - sont entourés de jeunes permanents employés par le CNRS : chargés de recherche et ingénieurs, recrutés par des concours très compétitifs. Contrairement aux maîtres de conférence, ces jeunes chercheurs du CNRS ne sont écrasés ni par des charges d'enseignement, ni par une obligation de résultats immédiats, comme c'est le cas des jeunes professeurs-assistants américains. La recherche française est ainsi servie par des chercheurs dont la position unique leur permet de jouir d'un équilibre judicieux entre liberté et contrainte, de faire des percées dans un domaine qu'ils ont choisi, et pour lequel ils sont fort bien formés, même s'ils ne sont qu'assez chichement rémunérés. Il est vrai que leurs perspectives de carrière sont moins attrayantes que celles des grands patrons américains. Mais la sécurité de leur emploi leur permet de se consacrer à un travail de fond, tout de rigueur et de fiabilité, sans excès publicitaire. Nous avons ici en France des conditions qui font rêver nos collègues américains.
Certains pensent que l'Agence Nationale de la Recherche (ANR) pourra prendre un jour la relève du CNRS. Mais les premiers balbutiements de l'ANR sont assez inquiétants : on n'est guère rassuré par le manque d'expérience de ses responsables, la pesanteur administrative derrière laquelle ils se réfugient, et leur zèle à réinventer la roue en ignorant les modèles étrangers. Il ne suffit pas, comme le fait l'ANR, d'injecter des moyens au coup par coup, dans quelques projets choisis. Il faut assurer la continuité et la stabilité des équipes, l'encadrement des jeunes, et la relève de leurs dirigeants. Tout cela relève d'une dynamique subtile, qu'on ne saurait décréter d'en haut (top down), mais qui exige une écoute attentive des besoins des laboratoires (bottom up). Le Comité National du CNRS a su, tant bien que mal, assumer cette fonction depuis des décennies.
Une agence de moyens telle que l'ANR ne peut financer efficacement des recherches que si celles-ci sont menées dans des établissements structurés à cette fin. Or les universités françaises sont dans un tel état de délabrement institutionnel et moral qu'on voit mal à quoi servirait d'insuffler des fonds dans un grand corps malade. Actuellement, les subsides de l'ANR sont versés à des équipes regroupées dans des 'structures associées' que le CNRS entretient au sein des universités, structures responsables de leur politique scientifique. Si ces structures associant CNRS et universités disparaissaient, comment les équipes de recherche désormais strictement universitaires seraient-elles à même de faire fructifier les fonds de l'ANR ?
Les grandes découvertes ne viennent plus aujourd'hui d'un cerveau génial inspiré dans sa tour d'ivoire. Elles nécessitent un terreau qui peut, certes, contenir quelques mauvaises herbes, mais qui permet la floraison de belles plantes. Un tel terreau existe aux USA dont les universités sont parfaitement adaptées pour recevoir les fonds de la National Science Foundation (NSF), des National Institutes of Health (NIH), du Department of Energy (DOE), et d'autres agences de moyens. En France, ce sont les équipes de recherche associées au CNRS qui jouent ce rôle de capteurs de fonds. Faire disparaître le CNRS reviendrait à vouloir faire de l'agriculture hors sol. Les produits de celle-ci, on le sait, sont insipides. En revanche une réforme concertée des trois piliers de la recherche française, CNRS, Université et ANR est la seule manière de donner un sens à l'ANR dont les perversions déjà visibles proviennent en partie de la faiblesse des établissements qu'elle a pour mission de soutenir.
La recherche américaine ne souffre pas de ces maux, mais elle en a d'autres. Les professeurs sont triés sur le volet, sélectionnés par le parcours inhumain du tenure track. Les plus créatifs, les plus productifs, les plus éloquents se trouvent concentrés dans une poignée d'universités d'élite telles que celle de Berkeley où je viens de passer quatre mois, laissant leur vaste pays dans un état de friche intellectuelle inquiétant. Cependant, ces grands professeurs doivent former des étudiants undergraduate qui sortent d'écoles secondaires souvent médiocres. Rien de semblable au secondaire français, et en particulier aux classes préparatoires. Quant aux étudiants graduate qui préparent une thèse, il leur manque à peu près tout d'une vraie culture scientifique. Par comparaison, il n'y a aucun doute que l'université française (notamment celle de Paris-6 où j'enseigne depuis dix ans) est favorisée par le niveau de ses thésards. D'où vient cette qualité ? Sans doute le lycée y est pour beaucoup, et les cours de licence et de master ne sont pas aussi mauvais qu'on ne le dit. Mais on ne saurait sous-estimer l'importance de l'encadrement des thésards. Or celui-ci est souvent assumé par des équipes de recherche dans lesquelles les chercheurs du CNRS jouent un rôle essentiel. Si aux Etats-Unis, il y a un fossé intellectuel considérable entre les professeurs et leurs thésards, en France, en revanche, ce rôle-charnière est souvent tenu par des chercheurs du CNRS, directement intéressés par l'encadrement des jeunes thésards, pour le plus grand bénéfice des uns et des autres, et surtout de la qualité de la recherche. Sommes-nous bien sûrs qu'il est utile de démanteler ce système ?
Geoffrey Bodenhausen
Professeur de chimie à l'Ecole Normale Supérieure de Paris
Dans son plaidoyer pour la sauvegarde du CNRS, Albert Fert, lauréat Nobel de physique 2007, attire notre attention sur les dangers de la disparition de ce grand établissement (propos recueillis par Pierre Le Hir, Le Monde du jeudi 25 octobre.) Il s'insurge contre "une réforme du système de recherche... dictée par des motivations idéologiques". La préoccupation dirigiste de l'Etat n'est pas nouvelle : dès 1774, Condorcet avait proposé de "donner à l'Académie [des Sciences] de Paris la responsabilité de la direction et de la coordination de toute la recherche scientifique en France", ajoutant que "tout surcroît de travail serait assumé par le secrétaire", c'est-à-dire par lui-même ! (E. Badinter et R. Badinter, Condorcet, p.125). Ce grand homme a dû déchanter, comme bien d'autres après lui. Car la recherche, la vraie, la bonne - celle qui vient d'être couronnée par l'Académie de Stockholm en la personne d'Albert Fert - échappe à toute volonté étatique.
Les grandes découvertes, surtout celles qui débouchent sur des applications utiles, ne se font pas par décret. Tout au plus peut- on espérer créer un champ de force favorable à l'éclosion d'idées nouvelles. Or, sur ce point, la France a frappé un grand coup par l'invention du CNRS, structure unique au monde. Lors d'un séjour récent de quelques mois à l'Université de Californie à Berkeley, j'ai pu comparer les forces et les faiblesses du système américain et du nôtre, celui dont on dit tant de mal et qu'on ne cesse de réformer. Il est frappant qu'en France, les équipes de recherche sont beaucoup plus stables, car leurs responsables - professeurs, enseignants-chercheurs ou directeurs de recherche - sont entourés de jeunes permanents employés par le CNRS : chargés de recherche et ingénieurs, recrutés par des concours très compétitifs. Contrairement aux maîtres de conférence, ces jeunes chercheurs du CNRS ne sont écrasés ni par des charges d'enseignement, ni par une obligation de résultats immédiats, comme c'est le cas des jeunes professeurs-assistants américains. La recherche française est ainsi servie par des chercheurs dont la position unique leur permet de jouir d'un équilibre judicieux entre liberté et contrainte, de faire des percées dans un domaine qu'ils ont choisi, et pour lequel ils sont fort bien formés, même s'ils ne sont qu'assez chichement rémunérés. Il est vrai que leurs perspectives de carrière sont moins attrayantes que celles des grands patrons américains. Mais la sécurité de leur emploi leur permet de se consacrer à un travail de fond, tout de rigueur et de fiabilité, sans excès publicitaire. Nous avons ici en France des conditions qui font rêver nos collègues américains.
Certains pensent que l'Agence Nationale de la Recherche (ANR) pourra prendre un jour la relève du CNRS. Mais les premiers balbutiements de l'ANR sont assez inquiétants : on n'est guère rassuré par le manque d'expérience de ses responsables, la pesanteur administrative derrière laquelle ils se réfugient, et leur zèle à réinventer la roue en ignorant les modèles étrangers. Il ne suffit pas, comme le fait l'ANR, d'injecter des moyens au coup par coup, dans quelques projets choisis. Il faut assurer la continuité et la stabilité des équipes, l'encadrement des jeunes, et la relève de leurs dirigeants. Tout cela relève d'une dynamique subtile, qu'on ne saurait décréter d'en haut (top down), mais qui exige une écoute attentive des besoins des laboratoires (bottom up). Le Comité National du CNRS a su, tant bien que mal, assumer cette fonction depuis des décennies.
Une agence de moyens telle que l'ANR ne peut financer efficacement des recherches que si celles-ci sont menées dans des établissements structurés à cette fin. Or les universités françaises sont dans un tel état de délabrement institutionnel et moral qu'on voit mal à quoi servirait d'insuffler des fonds dans un grand corps malade. Actuellement, les subsides de l'ANR sont versés à des équipes regroupées dans des 'structures associées' que le CNRS entretient au sein des universités, structures responsables de leur politique scientifique. Si ces structures associant CNRS et universités disparaissaient, comment les équipes de recherche désormais strictement universitaires seraient-elles à même de faire fructifier les fonds de l'ANR ?
Les grandes découvertes ne viennent plus aujourd'hui d'un cerveau génial inspiré dans sa tour d'ivoire. Elles nécessitent un terreau qui peut, certes, contenir quelques mauvaises herbes, mais qui permet la floraison de belles plantes. Un tel terreau existe aux USA dont les universités sont parfaitement adaptées pour recevoir les fonds de la National Science Foundation (NSF), des National Institutes of Health (NIH), du Department of Energy (DOE), et d'autres agences de moyens. En France, ce sont les équipes de recherche associées au CNRS qui jouent ce rôle de capteurs de fonds. Faire disparaître le CNRS reviendrait à vouloir faire de l'agriculture hors sol. Les produits de celle-ci, on le sait, sont insipides. En revanche une réforme concertée des trois piliers de la recherche française, CNRS, Université et ANR est la seule manière de donner un sens à l'ANR dont les perversions déjà visibles proviennent en partie de la faiblesse des établissements qu'elle a pour mission de soutenir.
La recherche américaine ne souffre pas de ces maux, mais elle en a d'autres. Les professeurs sont triés sur le volet, sélectionnés par le parcours inhumain du tenure track. Les plus créatifs, les plus productifs, les plus éloquents se trouvent concentrés dans une poignée d'universités d'élite telles que celle de Berkeley où je viens de passer quatre mois, laissant leur vaste pays dans un état de friche intellectuelle inquiétant. Cependant, ces grands professeurs doivent former des étudiants undergraduate qui sortent d'écoles secondaires souvent médiocres. Rien de semblable au secondaire français, et en particulier aux classes préparatoires. Quant aux étudiants graduate qui préparent une thèse, il leur manque à peu près tout d'une vraie culture scientifique. Par comparaison, il n'y a aucun doute que l'université française (notamment celle de Paris-6 où j'enseigne depuis dix ans) est favorisée par le niveau de ses thésards. D'où vient cette qualité ? Sans doute le lycée y est pour beaucoup, et les cours de licence et de master ne sont pas aussi mauvais qu'on ne le dit. Mais on ne saurait sous-estimer l'importance de l'encadrement des thésards. Or celui-ci est souvent assumé par des équipes de recherche dans lesquelles les chercheurs du CNRS jouent un rôle essentiel. Si aux Etats-Unis, il y a un fossé intellectuel considérable entre les professeurs et leurs thésards, en France, en revanche, ce rôle-charnière est souvent tenu par des chercheurs du CNRS, directement intéressés par l'encadrement des jeunes thésards, pour le plus grand bénéfice des uns et des autres, et surtout de la qualité de la recherche. Sommes-nous bien sûrs qu'il est utile de démanteler ce système ?
Geoffrey Bodenhausen
Professeur de chimie à l'Ecole Normale Supérieure de Paris