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Par Benjamin Landais, Pierre Yaghlekdjian

L’histoire « institutionnelle », celle enseignée dans les écoles de la République, ne se situe pas directement dans une problématique de construction d’une science historique. Elle pose d’abord la question de la conscience historique que les politiques, les pédagogues, les éditeurs de manuels, les chefs d’établissement et finalement les professeurs choisissent plus ou moins consciemment de mettre en avant. Depuis une décennie, l’Union européenne occupe une place grandissante dans les enseignements du primaire (sous forme d’outils pédagogiques proposés aux instituteurs) au lycée (un tiers du programme de terminale générale d’histoire et une bonne place dans celui de géographie de première) en passant par le collège (comme option dans les cours d’éducation civique) [1].

 

Dans le même temps, la remise en cause profonde des politiques mises en place depuis plus de trente ans, la situation de crise actuelle du capitalisme pose de façon concrète chez les salariés la question d’un changement profond du système. Le rejet des politiques et des institutions européennes, associées depuis leur fondation au renforcement et aux mutations du capitalisme monopoliste à l’échelle continentale et mondiale, va crescendo. Tous les efforts sont donc requis par les pouvoirs en place pour redorer le blason d’une telle structure mise à mal à chaque nouveau référendum national.

 

Les débats sur la mémoire collective dans l’Union européenne en sont d’autant plus vifs. Les projets visant à créer artificiellement une histoire officielle au niveau européen se multiplient. Après le Rapport Linblad criminalisant les « régimes totalitaires communistes », le parlement européen votait le 23 septembre 2008 une résolution qui assimilait « nazisme, stalinisme et les régimes fascistes et communistes », afin de faire du 23 août une journée de commémoration des victimes de ces régimes présentés comme équivalents [2].

 

Sans qu’un lien direct puisse être établi entre les efforts répétés des partisans de « l’Europe politique » pour la promotion d’une « identité européenne » et l’inflexion des programmes, nous sommes forcés de constater que les nouvelles générations d’historiens et de professeurs seront de plus en plus amenées à lutter s’ils veulent pouvoir garder toute l’indépendance nécessaire à l’exercice de leur activité.

Une absence inquiétante de débats

L’histoire enseignée reste évidemment un rapport de force entre courants idéologiques. Elle est en dernière analyse un rapport de force entre classes sociales qui, si elles partagent une histoire commune dans un espace géographique donné, se sont, pour ainsi dire, souvent trouvées « de part et d’autre de la barricade ». C’est pourquoi la plupart des changements d’orientation sont l’objet d’une extrême vigilance de la part de l’ensemble du corps enseignant et fait régulièrement l’objet de polémiques plus ou moins virulentes. Les confusions sont fréquentes entre lois mémorielles, commémorations à l’école et contenu des programmes d’histoire. Sous le gouvernement Raffarin, c’est « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord », qui est au centre du débat. Après l’élection de Nicolas Sarkozy, c’est l’identité nationale et la mémoire du génocide juif qui suscitent la polémique.

 

Etonnamment, l’évolution des programmes concernant la mise au premier plan de la « construction européenne » se fait sans bruit, c’est-à-dire sans débats publics et sans contestation majeure. Pourtant, le cadre communautaire européen, nouvel horizon des cours d’histoire géographie en France, n’est rien de moins que contestable.

 

Ce silence relatif peut s’expliquer par le fait que le changement concerne – en apparence – le seul cadre géographique de l’enseignement. Donner une perspective européenne ou franco-allemande à une analyse historique qui nuancerait un point de vue « franco-français » a de quoi séduire ceux qui contestent depuis longtemps – pouvant au moins remonter jusqu’aux arguments des fondateurs des Annales – le bien fondé d’une histoire strictement nationale.

Mais la promotion du niveau européen n’est pas innocente. Elle s’accompagne d’une volonté certaine de faire progresser, par définition, la conscience historique européenne, si ce n’est une « conscience européenne commune » qu’appellent de leurs vœux les européistes convaincus depuis des décennies.

 

Dès lors, demandons-nous si le passage discret d’une perspective française à une perspective européenne ne risque pas de nous faire retomber dans les mêmes travers qu’une histoire nationale servant d’instrument à la promotion d’un nationalisme étroit voire d’un impérialisme de type européen. En effet, la longue tradition critique et la lucidité de l’enseignement de l’histoire en France reste normalement prévenu contre ce type de dérives mais menace de perdre sa validité lors du passage au cadre européen. C’est par l’analyse des programmes et des manuels, en particulier ceux de terminale, que nous pourrons répondre le plus sûrement à cette interrogation.

Une inflexion profonde et silencieuse des programmes…

S’il est vrai que l’histoire de l’Europe occidentale après 1945 n’a jamais été absente du programme, il s’agissait avant 2002 de présenter l’évolution d’un « modèle européen libéral » dans le domaine politique, social et culturel qui s’opposerait au modèle chinois et au modèle soviétique, tout en se distinguant du modèle américain [3]. Cette présentation s’intégrait dans l’étude de « grands modèles idéologiques » du monde d’après guerre qui ne laissait qu’une place annexe à la construction européenne dans son versant institutionnel. Cette dernière n’occupait généralement que 2 à 5 pages dans les manuels, dans un chapitre en comptant 25.

 

Après 2002, le changement peut paraître superficiel, il est en réalité très profond. L’histoire de « l’Europe de 1945 à nos jours » occupe désormais un tiers du programme de terminale, à côté de l’histoire du monde et de l’histoire de France, la partie correspondant à l’étude de la deuxième guerre mondiale ayant disparu. Deux leçons sur trois de cette nouvelle deuxième partie sont consacrées à la construction européenne, avant et après 1989.

 

Il n’est plus question de baser cette leçon sur une étude politique et sociale d’un ou plusieurs pays d’Europe de l’ouest. Bien au contraire, les États ne sont traités qu’à travers leur participation au projet européen, issu d’un prétendu idéal de rejet des « guerres civiles » européennes [4]. On peut s’étonner que les programmes officiels reprennent, même entre guillemets, cette formulation élaborée par le très controversé historien allemand Ernst Nolte et popularisée en France dans les années 1990 par des personnalités telles que François Furet et Stéphane Courtois. C’est d’emblée orienter l’interprétation de l’histoire du continent européen d’après guerre comme un retour progressif, ininterrompu et presque naturel vers l’unité perdue d’une grande famille qui s’était entredéchirée lors de la confrontation entre fascisme et communisme, le second suscitant bien évidemment le premier.

 

L’histoire de l’Europe se réduit donc à celle de la construction institutionnelle des communautés. Elle-même semble promise à la conquête de tout le continent, tant l’histoire des démocraties populaires peut être résumée à une succession de crimes d’État et d’échecs sans appels [5]. Le troisième volet de cette partie du programme constitue une sorte d’apothéose de l’Union Européenne après 1989 dont on étudie avec attention le processus d’élargissement et d’approfondissement comme étant le dilemme principal que nos sociétés auraient à résoudre au niveau européen.

L’État-nation, dont on n’a toujours pas constaté la disparition aujourd’hui, est donc supprimé du programme en tant que cadre d’étude, France mise à part. Cette absence doit être mise en relation avec la disparition parallèle du tiers du programme de première générale consacré au thème « nations et Etats du milieu du XIXe siècle à 1914 », thème qui n’apparaît plus désormais que sous la forme d’un tableau récapitulatif introduisant l’étude de la première guerre mondiale.

 

De ce fait, l’irruption de la question de l’État-nation à la toute fin du programme avec l’évocation des conflits dans l’ex-Yougoslavie et « les transferts progressifs de souveraineté invitent les Européens à s’interroger sur le rapport entre les États-nations et l’Union » devient particulièrement incompréhensible pour les élèves suivant le nouveau cursus.

Le problème de l’eurocentrisme des programmes, régulièrement dénoncé par les syndicats d’enseignants, prend ici une dimension encore plus inquiétante. Il s’agit aujourd’hui d’une sorte d’euro-communo-centrisme, qui s’intéresse uniquement aux institutions communautaires, à des valeurs (paix, démocratie) – dont on voit mal en quoi elles sont l’apanage exclusif de la communauté –, aux frontières et à l’identité de cette même communauté. Force est donc de constater que le programme de terminale connaît un rétrécissement significatif de ses horizons : l’histoire européenne réduite à celle de la communauté et l’histoire de la communauté restreinte à ses aspects strictement institutionnels et à son complexe identitaire.

… aggravée par les manuels scolaires

Connaissant la concentration actuelle de l’édition dans notre pays, a fortiori dans le domaine des manuels scolaires, il n’est pas étonnant que cette brutale inflexion des programmes en 2002 fut accentuée par ceux-là mêmes (les grands groupes) qui ont tout intérêt à une réécriture de l’histoire, édulcorant les antagonismes de classes et faisant la part belle à la technocratie.

 

Si l’on peut au moins reconnaitre aux éditions Belin de rester à la fois dans les limites de l’honnêteté intellectuelle et du programme, il en est tout autrement des manuels produits par Bordas et Hatier. La palme de la vision euro-communo-centrée et institutionnaliste revient sans conteste au manuel franco-allemand Histoire/Geschichte, L’Europe et le monde depuis 1945, édité par Klett et Nathan, sur lequel nous insisterons particulièrement dans la mesure où sa conception est explicitement présentée comme un projet pilote dans la perspective d’un futur manuel européen d’Histoire.

 

Par rapport aux manuels des années 90, plusieurs lignes directrices sont conservées voire amplifiées, s’agissant surtout des plus contestables. C’est notamment le cas avec l’histoire de l’URSS, réduite exclusivement à celle de la répression politique. Sa compréhension est basée sur la notion fourre-tout mais affirmée comme fondamentale de « totalitarisme » qui, non content de mettre sur le même plan Union soviétique et Allemagne nazie, tend maintenant à ne plus criminaliser que le communisme dans son ensemble [6].

La disparition de la seconde guerre mondiale

La nouveauté à laquelle doivent faire face les nouveaux manuels se situe d’abord dans le redécoupage des programmes qui fait débuter la période étudiée en 1945. Ainsi, les causes de la guerre et son déroulement, qui permettraient de comprendre l’origine des nouveaux rapports de forces mondiaux, sont totalement escamotées. Ne subsiste que le « bilan de la guerre », réduit à un tableau affichant les pertes civiles et militaires, sans que rien ne permette de faire la distinction entre les différents belligérants (pour le cas de la Chine, qui compte 6 à 20 millions de morts selon les estimations seul un point d’interrogation renseignera le lycéen…). La responsabilité de l’Allemagne nazie dans le déclenchement et l’évolution des hostilités passe désormais au second plan, derrière une « mémoire partagée » qui tend à associer de façon indécente bourreaux et victimes.

 

Cette position a suscité de vives réactions au sein des associations d’anciens résistants, notamment de la Fédération Nationale des Déportés et Internés, Résistants et Patriotes (FNDIRP), qui, dans un long article, dénonce avec raison les « erreurs, omissions, confusions » du manuel franco-allemand. Le lycéen ne saura pas que la plupart des morts yougoslaves ou grecs (qui se comptent en centaines de milliers) sont tombés en héros de la résistance et ont libéré leur pays par eux-mêmes du joug fasciste. Il observera par contre sur un même plan le sort des victimes des persécutions nazies et des Allemands « déplacés » après la guerre.

 

La « mémoire de la guerre » se substitue donc progressivement à la fin de la guerre dans nos manuels. Il s’agit d’une mémoire très euro-centrée et tendant à se limiter de plus en plus à la seule mémoire du génocide des Juifs par l’Allemagne nazie [7]. Il apparaît clairement que dans un but idéologique à peine masqué, ce manuel fonde avant tout sa réflexion moins sur la « réconciliation » franco-allemande que sur l’oubli pur et simple des causes réelles du conflit et des responsabilités de chaque belligérant. Sans remise en contexte, ce bilan colossal semble donc être, pour le lycéen, de nature totalement irrationnelle, voir imputable exclusivement à la barbarie intrinsèque de l’Homme en général (le manuel franco-allemand commence en cela par une photo d’Hiroshima ayant pour sous-titre : « En 1945, l’Homme s’autodétruit… »). La construction européenne trouve donc là sa justification première, puisqu’elle se pose comme l’élément « civilisateur » censé avoir définitivement écarté tout risque de nouveau conflit intracontinental.

Si l’on pouvait critiquer à juste titre les anciens programmes pour le manque cruel d’espace consacré à l’étude de l’Afrique, de l’Asie ou de l’Amérique Latine, celle-ci est désormais réduite à peau de chagrin [8]. Ainsi, sur 17 chapitres, les trois premiers traitent du bilan de la guerre et de l’immédiat après-guerre en Europe. Les quatre suivants sont regroupés sous le titre « L’Europe dans un monde bipolaire ». Ensuite, trois chapitres sont consacrés à « L’Europe dans un monde globalisé de 1989 à nos jours » et, pour finir, deux chapitres se concentrent sur le « couple franco-allemand ».

Les origines mythiques de la « construction européenne »

Dès la présentation des « origines » de la construction européenne, l’évocation de faits ponctuels et marginaux mis les uns à coté des autres et présentés comme relevant d’un processus linéaire rabaisse cette fameuse histoire de l’Europe au niveau du mythe plutôt que de la présentation critique et scientifique. L’extension du style baroque, la circulation des humanistes, cartes à l’appui, sont mises en avant pour justifier l’ancienneté de « grands courants artistiques, intellectuels et scientifiques traversent le continent sans tenir compte des frontières nationales » [9], sans craindre l’anachronisme concernant la définition de « frontières nationales » pour le bas moyen-âge et la renaissance.

 

Les « tentatives d’unité politique du continent » sont aussi mentionnées à travers les constructions territoriales de Charles Quint, de Napoléon et même des princes de la Sainte-Alliance [10] ! Cette présentation totalement acritique reproduit le schéma des nationalismes culturels du XIXe siècle qui prônaient le « réveil national » des nations sans Etats. Le recours à quelques intellectuels manifestant une soi-disant « identité européenne » dans une période lointaine, l’insistance sur quelques traits culturels communs, la référence anachronique à des Etats disparus sont des éléments frappants de ce processus.

 

En outre, quelques illustres noms comme Emmanuel Kant ou Victor Hugo sont convoqués bien que, si l’on ne peut douter de leur engagement universaliste, ils peuvent difficilement être présentés comme ayant eu une influence politique conséquente concernant leurs projets. Plus surprenant encore, compte tenu de la brièveté habituelle des biographies présentées, deux « grands-pères de l’Europe » aujourd’hui à la mode, Aristide Briand et Richard de Coudenhove-Kalergi, sont sortis de l’oubli grâce à une surestimation patente des résultats de leur action politique pro-européenne.

 

Cependant c’est avec l’histoire contemporaine que l’on touche au mythe pur et simple. Alors que le silence est total sur les projets d’unification européenne avant guerre, soutenus par les grands industriels ou les fascistes (les premiers finissant par se ranger derrière les seconds à la fin des années 30), on apprendra que « l’idée européenne renaît en Europe, notamment sous l’influence des mouvements de résistance [11] » ! Pour accréditer cette thèse, quelques obscurs fédéralistes réunis au sein du Mouvement de Libération Nationale sont mis en avant. C’est d’ailleurs tout ce que le lycéen pourra lire sur la résistance en France…

 

Cette notion d’idéal devant être au centre de l’explication, la guerre froide et le rôle des Etats-Unis, même s’ils sont mentionnés, passent au second plan, alors que ce dernier fut prépondérant dés la fin de la guerre avec la mise en place de l’OTAN et du plan Marshall. Pire encore, les rédacteurs du manuel franco-allemand iront jusqu’à affirmer que « la CED visait à construire une défense européenne autonome et son échec oblige à une solution atlantiste » en oubliant soigneusement de rappeler que le traité mettait les nouvelles divisions militaires européennes à la disposition du chef des forces atlantiques, sous commandement direct d’un général américain !

La « construction européenne » triomphante

La lecture des manuels de terminale laisse en fin de compte l’impression que la « construction européenne » est le résultat de la diffusion d’une idée et de sa réalisation à un moment propice (libération, guerre froide, chute du mur de Berlin). Les leçons s’ouvrent généralement par une présentation dithyrambique de quelques pères fondateurs dont les incontournables Monnet et Schuman sans qu’on n’apprenne jamais pour ce dernier ses responsabilités ministérielles dans le gouvernement Pétain et le vote des pleins pouvoirs. Une écriture totalement idéaliste de l’histoire en somme, qui peut être résumée par cette entrée en matière du manuel franco-allemand : « Ravagée et traumatisée par la Seconde Guerre mondiale, l’Europe occidentale ressent dès 1945 l’absolue nécessité de rapprocher les peuples et les Etats pour se reconstruire et garantir la paix. » Mais qui en furent les protagonistes ? N’y avait-t-il comme solution pour rapprocher les nations européennes que la perte de leur souveraineté ? Les peuples en sont-ils partis prenantes ? Cela le lycéen n’en saura rien.

 

Passée la guerre, le renforcement des communautés européennes semble se dérouler sans problèmes ni oppositions majeures de 1945 à nos jours. La reprise fréquente d’une frise chronologique, égrenant, sur un dégradé de bleus, les dates des traités successifs et des nouveaux États adhérents tranche avec les frises utilisées pour les démocraties populaires où n’apparaissent que les interventions militaires soviétiques. Par ailleurs, toutes les étapes de la construction européenne sont illustrées par des affiches ou photographies de propagande. Il ne s’agit pas d’exercer l’esprit critique de l’élève en l’interrogeant par exemple sur la nature des représentations de la construction européenne mais bien au contraire de se servir de ces documents pour appuyer une interprétation irénique de l’histoire [12].

 

Cependant, pour pallier l’absence d’engouement populaire à l’endroit de la construction européenne, les manuels recourent massivement à un procédé douteux : le « grossissement » d’évènements qui à l’époque passèrent quasiment inaperçus. La signature du traité de Rome le 25 mars 1957 est présentée comme la date-clef de la seconde partie du XXe siècle. Ici l’absence de mise en contexte démontre encore une fois la perversité de la méthode, cet évènement se déroulant dans un contexte politique archi-dominé en France par la guerre d’Algérie, entre les pleins pouvoirs donnés à l’armée à Alger le 7 janvier et la chute du gouvernement Guy Mollet le 25 mai. Les chapitres consacrés à l’histoire de

la France n’aideront pas plus les élèves, tant celle-ci est désormais réduite aux batailles purement politiciennes. Les débats sur la décolonisation sont évacués, la guerre d’Indochine est clairement ignorée. Au passage, conservateurs et sociaux-démocrates sont débarrassés de leur mauvaise conscience coloniale. Mission accomplie…

 

Les seuls débats et oppositions dont l’élève a connaissance concernent certaines des controverses internes au milieu très limité des partisans historiques d’une Europe fédérale et du milieu très fermé des fonctionnaires et dirigeants européens. Après guerre, il s’agit du débat entre les confédéralistes, « partisans d’une Europe où coopèrent des États souverains » et fédéralistes, « partisans de véritables ‘Etats-Unis’ d’Europe » [13]. Dans les années 1960, les fédéralistes s’opposent cette fois-ci aux « unionistes », terme utilisé pour définir les positions gaulliennes. Dans plusieurs manuels, le texte d’Altiero Spinelli, tiré d’une conférence de 1985, vient à point nommé, à la fin du premier chapitre, pour distinguer trois modèles : le modèle fonctionnel et bureaucrate de Jean Monnet, le modèle confédéraliste de Churchill et de de Gaulle et enfin le modèle fédéraliste. L’interprétation de la première période de la construction européenne est donc particulièrement claire et ce sont les fédéralistes qui décrochent le meilleur rôle. L’opposition se passerait donc d’abord entre les « politiques nationaux » (Churchill et De Gaulle), personnages respectables mais dépassés et un bureaucrate un peu étroit dans sa pensée politique bien qu’efficace (Monnet). Cette opposition est alors dépassée par les fédéralistes, dont Jacques Delors, qui mêlent démocratie, respect de la souveraineté nationale dans certains domaines, et efficacité par le simple fait d’appliquer des décisions à un niveau spatial supérieur.

 

Il s’agit d’une conséquence directe de la place disproportionnée de l’histoire des institutions européennes dans le programme. On exige de l’élève qu’il chausse les lunettes du partisan inconditionnel de la construction européenne, sans jamais en interroger la finalité ni les raisons profondes (intérêt prépondérant des groupes industriels). Les blocages du « processus de construction » doivent donc être surmontés pour que l’Europe progresse. Les freins identifiés sont généralement des forces politiques strictement nationales qui s’opposent à l’avancement de l’Europe, par exemple les gaullistes « par peur de l’Allemagne » ou les communistes en France qui « dénoncent une Europe alignée sur le modèle américain et hostile à l’Union soviétique » [14]. Au contraire, les manuels présentent des forces politiques d’emblée ancrées dans le bain européen, sans qu’on ne dise rien de leurs enracinements nationaux respectifs : la social-démocratie et la démocratie-chrétienne, toutes deux qualifiées d’ « européennes ».

 

On ne saura jamais rien des problèmes économiques et sociaux posés par l’intégration européenne, pas même dans les dossiers consacrés au référendum du 29 mai 2005. L’angle d’attaque reste institutionnel. Le référendum de 2005 est vu comme une « crise » qui devrait être réglée par le traité de Lisbonne.

L’Union européenne, modèle et horizon

Pour conclure avec optimisme, le manuel franco-allemand nous annonce que l’« Union européenne est en tout cas un modèle d’intégration régionale : elle est le seul exemple dans le monde d’une véritable union économique et monétaire. Fondée sur la réconciliation franco-allemande, le dépassement partiel de la souveraineté nationale et l’élargissement progressif à de nouveaux pays, l’UE est aussi un modèle politique. Enfin, elle peut apparaître comme un modèle social, car elle défend un libéralisme tempéré, mais cela fait l’objet de vifs débats internes ». Sur la nature réelle des politiques mises en place au niveau européen, l’élève ne trouvera quasiment rien. Les rédacteurs mettent en avant l’apparent développement économique des pays ouest-européens, mais rien ne permet de savoir en quoi les institutions européennes l’ont influencé. Les seuls exemples repris dans tous les manuels (du primaire à la terminale) sont pour la plupart inexacts. On cite volontiers Ariane et Airbus. Cependant, ces fleurons industriels ne peuvent absolument pas être présentés comme issus du projet européen. Bien au contraire, ils sont nés de coopérations internationales entre entreprises le plus souvent publiques, méthode difficilement assimilable au dogme européen du tout-au-privé. En revanche, rien n’est dit sur les déboires du projet Galileo, qui pour répondre à l’exigence de la « concurrence libre et non faussée » et du système des appels d’offres européens, verra le jour avec plus de 5 ans de retard et l’explosion de son budget initial.

 

De même, pas un mot ne pourra être lu sur les politiques de privatisation et leurs conséquences, qui pourtant constituent le gros de la politique européenne. Idem pour l’action de la Banque Centrale Européenne ou sur les mesures visant à libéraliser le marché du travail. Au sujet de la CECA (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier) on apprendra avec intérêt que celle-ci avait pour but « poursuivre la reconstruction d’un secteur stratégique et améliorer le sort du monde ouvrier ». Quand on a connu la liquidation systématique de l’industrie minière et sidérurgique dans notre pays, cette allégation fait relativiser la bonne foi de ses auteurs…

 

Notes

[1] La programmation au CAPES et à l’agrégation d’histoire 2008/2009 de la question suivante : « Penser et construire l’Europe de 1919 à 1992 (hors des expériences propres au monde communiste) », dans la poursuite du cinquantenaire du traité de Rome, est un des symptômes de cette place croissante que prend la « question européenne » dans l’enseignement dispensé dans les collèges et les lycées.

[2] A noter que si cette déclaration (adoptée massivement par les députés allant de l’extrême droite aux verts) se donne pour objectif « la réconciliation » laquelle, affirme-t-on, « présuppose la reconnaissance de la responsabilité, la demande de pardon, et l’encouragement à une rénovation morale », M. Linblad est aussi connu pour être allé fleurir le 3 juin 2004 le mémorial de Riga en hommage aux SS lettons…

[3] Intitulé officiel de l’ancien programme pour les terminales générales : « Pour l’Europe libérale, il ne s’agit en aucun cas de juxtaposer les histoires nationales des États, mais de montrer, sans omettre les éléments de diversité, la convergence de leurs choix institutionnels, de leurs transformations économiques, sociales et culturelles. La construction européenne sera étudiée en relation avec cette évolution d’ensemble en s’appuyant sur les acquis du programme de géographie de première. ».

[4] « La construction européenne procède de plusieurs facteurs : un idéal qui associe rejet des “guerres civiles” européennes et recherche d’un modèle, une réaction à la menace soviétique, une volonté d’utilisation de la puissance de la Communauté au service des politiques nationales. Elle se traduit par la mise en place d’une politique d’intégration et de convergence. » (BO hors série n° 7 du 3 octobre 2002 - Volume 12).

[5] « Mise en place de l’ordre stalinien », « révoltes des années 50 » et « disparition des démocraties populaires » sont les trois axes d’étude de cette leçon.

[6] Pour exemple, dans le manuel Bordas de 1998, à la question directrice du chapitre « qu’est ce que le modèle soviétique ? », les trois parties de la leçon portent pour titre : « Une dictature justifiée par une idéologie », « Une entreprise totalitaire » et « Un système qui se sclérose ». Avec une telle entrée en matière, il devient difficile pour le lycéen de comprendre comment un tel pays, détruit par la guerre, a pu devenir la deuxième puissance mondiale en un temps record ou pourquoi il a suscité tant de sympathie à travers le monde. Par contre toutes les entreprises belliqueuses des puissances occidentales se trouvent justifiées par la menace imminente de ce « totalitarisme conquérant ».

[7] Le bilan de la guerre en Asie est absent, les conséquences de la guerre en URSS qui compte à elle seule près de la moitié des pertes humaines et dont une large partie du territoire a été détruit sont à peine évoquées.

[8] En outre, on peut noter que lorsque le sujet est abordé, les considérations y sont pour le moins. On pourra y lire que l’indépendance du Congo « déchaîne des luttes tribales qui menacent l’unité du pays ». Peut-on qualifier Patrice Lumumba de chef de tribu ? Ou encore que « le pays, qui n’a pas été préparé à se gouverner, sombre dans l’anarchie. » N’y a-t-il une explication plus globale, tenant compte de l’intérêt des grandes puissances et non de la simple « impréparation » des Congolais ?

[9] Manuel Franco-allemand, p. 116.

[10] ibidem.

[11] Manuel Belin.

[12] Une question portant sur une affiche éditée par la communauté européenne en 1979 à l’occasion des premières élections au suffrage universel du parlement et intitulée « l’Europe c’est l’espoir » est ainsi posée : « Comment le slogan employé se justifie-t-il ? ». De la même façon, une photo prise devant l’hôtel intercontinental de Bucarest, où seules trois personnes sont visibles, est légendée : « la liesse des Roumains le jour de l’entrée de leur pays dans l’Union européenne ». La question posée est tout naturellement : « Comment s’explique la réaction de la foule ? »

[13] Bordas, p. 196.

[14] Manuel franco-allemand, p. 116.

 

Source : http://www.ideologie-europeenne.fr/L-enseignement-de-la-construction.html

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