Une contribution de Pierre Laroche
Les années 70 ont été marquées par des avancées sensibles des mouvements de libération, notamment au Vietnam, bien sûr, mais aussi, sous d’autres formes et sur d’autres objectifs de libération, aux Etats-Unis et en Europe. On peut quand même dire que l’on a ressenti comme un point d’orgue symbolique la fuite sans gloire des Américains réfugiés sur le toit de leur ambassade à Saïgon le 29 avril 1975, devant la guerre des Vietnamiens pour leur indépendance.
Point d’orgue mais aussi point de rebroussement.
Car il y a eu de la part des classes dirigeantes des réactions diverses, économiques, financières, politiques, militaires, appuyées ou liées à une réponse idéologique diverse, certainement pas univoque, probablement pas entièrement concertée, mais puissante et parfois violente. Nous avons alors parlé de « guerre idéologique », de « contre offensive de l’impérialisme » : expressions contestées au sein du parti et en dehors, contestables peut-être. Toujours est-il que les idéologies conservatrices ou rétrogrades ont, sans nul doute, pesé face aux aspirations libertaires, pour faire revenir dans les consciences des idées hostiles à des transformations révolutionnaires.
Dans l’église catholique, face aux orientations du Concile Vatican II (1962-1965) et à la théologie de la libération en Amérique du sud, la Congrégation Propaganda Fide rejette la théologie de la libération en 1984-86 à l’initiative de Jean-Paul II (élu pape en 1978) et du cardinal Ratzinger, au motif que cette réflexion d’une partie importante des catholiques et du clergé d’Amérique du sud liait la question de la rédemption à l’engagement politique et à la violence contre les dirigeants politiques et économiques. Le pape et son futur successeur reconnaîtront d’ailleurs que cette approche pouvait comporter des éléments positifs. Mais ils lui ont fait cette concession dans les années 90, quand elle avait été très affaiblie.
En 1976, l’Internationale socialiste, à son congrès de Genève, décide que ses forces devront être présentes partout où il se passe quelque chose. Selon le mot d’ordre de ce congrès : lutter contre le capitalisme exploiteur et contre le communisme d’Etat et de parti unique.
En 1968 naît le Club de Rome, qui soutient l’objectif de la croissance zéro, en réaction contre la « culture » de la consommation.
En juin 1972, David Rockefeller, rapidement rejoint par Zbigniew Brzezinski, conseiller politique au Département d'État, qui deviendra en 1977 conseiller du Président des Etats-Unis Jimmy Carter, avance le projet de ce qui va devenir la Commission Trilatérale, officiellement créée à Tokyo le 1er juillet 1973 et à laquelle participèrent, sauf erreur de ma part, Raymond Barre et Valéry Giscard d’Estaing. En 1977, dans sa Présentation de la Trilatérale par la Trilatérale, cette commission se présente comme « une organisation orientée vers la prise de décision » entre les « démocraties industrielles », définies comme « une communauté ayant son identité propre et constituant un enjeu vital ». Le document précise que le système de l’après-guerre est dépassé («une puissance était prédominante - les Etats Unis - tandis que les autres lui sont étroitement associées ») et qu’il est nécessaire de « promouvoir un ordre international plus équitable », en mettant en place un « travail en commun entre les régions trilatérales, la Commission devant générer le contexte favorable à la concrétisation de cet effort». Ce qui confirme qu’il y a des contradictions internes au capitalisme, y compris au plan de l’idéologie et qu’une certaine tendance du réformisme, axée sur l’hypothèse d’un rôle de l’Europe comme contre-poids, était encore crédible. Mais en 1981, Ronald Reagan est élu président des Etats-Unis et va s'attacher à réaffirmer le leadership américain.
La double question que je veux poser est la suivante : les reculs mondiaux des forces de libération et de leurs idées sont-ils dus uniquement aux faiblesses et aux erreurs de ce qu’on a appelé le « camp socialiste » et notamment des dirigeants soviétiques, auxquelles se sont ajoutées les erreurs des partis communistes occidentaux, par suivisme, manque de créativité, perte du contact avec les évolutions politiques et économiques ? Ou bien, le durcissement politique du capitalisme dans le domaine idéologique à partir des années 70 n’a-t-il pas lourdement pesé sur l’histoire du monde et n’a-t-il pas largement contribué à la dynamique qui a conduit au monde actuel ? Regroupant les deux ensembles de questions : avons-nous bien fait face à cette bataille idéologique (culturelle, dans un sens large du mot), ne l’avons-nous pas sous-estimée ? Avons-nous su être sur ces terrains ?
En bref, n’avons-nous pas sous-estimé la place de la lutte idéologique, alors comme aujourd’hui ? Ainsi, dans nos analyses de ce qu’on peut appeler des erreurs ou même des crimes des pays du camp socialiste, après les avoir couverts, nous ne les avons pas analysés fondamentalement, mais condamnés sur un plan moral, ce qui n’est pas rien mais n’épuise pas la question.
N’accablons pas les camarades qui raisonnaient jadis en termes de « camps », un concept né des modalités de la fin de la guerre (accords de Yalta) et qui, en 1956, voyaient disparaître une « démocratie populaire », apprenaient que les hobereaux hongrois préparaient leur retour, qu’on pendait des communistes à Budapest, qu’à Paris on brûlait le siège du PCF alors situé au carrefour Kossuth (alors carrefour de Chateaudun). Ils y voyaient donc une régression du « camp socialiste ».
Quant à l’intervention soviétique en Afghanistan en 1979, elle était motivée par des raisons difficilement acceptables, de politique de grande puissance, colonialiste pourrait-on dire, dans la situation de la guerre froide. Mais il existait aussi d’autres éléments d’explication : la certitude – hélas confirmée – que l’Afghanistan risquait non seulement d’être déstabilisé, mais de régresser vers un Etat confessionnel médiéval, répressif, avec en particulier des mesures anti-féminines comme la lapidation.
Nous avons ensuite dit qu’on ne construirait pas le socialisme sans et encore moins contre la démocratie, sans peut-être définir suffisamment ce terme, mais c’était quand même un véritable pas en avant..
Mais nous avons aussi dit que les erreurs tenaient à ce qu’on n’avait pas compris qu’on ne peut exporter la révolution et la démocratie. Pourtant, nous avions une expérience en la matière : les Français l’ont fait en Italie à la fin du XVIIIe. L’export de la démocratie, les USA s’en prévalent partout, et nous l’avons approuvé dans le cas de leur participation à la défaite du nazisme. Il y a eu d’autres cas, différents : les Brigades internationales en Espagne, l’intervention vietnamienne pour libérer le Cambodge du régime de Pol Pot. Pouvait-on aller jusqu’au « devoir d’ingérence » ? Est-il exact que les Vietnamiens ont refusé le renouvellement de l’expérience espagnole des Brigades internationales dans leur guerre de libération contre les Américains. Mais la contre-révolution s’exporte : au Viet Nam, en Amérique latine, à la Grenade, en Afghanistan, en Irak, j’en oublie et la liste n’est hélas pas close.
Pour ce qui est de l’exportation de la Révolution française en Italie, elle me ramène à mon propos. Cela n’a pu se faire de façon durable que parce que le XVIIIe siècle italien (notamment en Lombardie, mais aussi à Naples) a été très fécond en réflexions sur l’Etat, le pouvoir, l’équilibre des pouvoirs, la place du « peuple » : des soulèvements ont éclaté dans divers Etats italiens, indépendamment de l’intervention française. Ici, la bataille des idées a conditionné la suite. La philosophie des Lumières était tellement liée à la France pré-révolutionnaire que, lorsque est sorti en Italie et en italien le livre de Cesare Beccaria Des délits et des peines, on a dit en Italie que c’était forcément la traduction italienne d’un ouvrage français (c’était faux, évidemment). L’intervention française a quand même, sinon exporté, du moins contribué à la diffusion des idées de la Révolution, de la transformation politique (et sociale jusqu’à un certain point, mais cela nous entraînerait trop loin. Albert Soboul a dit, selon moi, l’essentiel sur cette question).
Il n’y a pas à faire le procès de qui que ce soit. Nous avons fait beaucoup de choses et nous avons obtenu des résultats. Mais maintenant comme en d’autres périodes, ne sommes-nous pas en deçà des besoins en matière de réflexion théorique (je suis réticent devant l’adjectif « idéologique » en ce cas : le marxisme n’est pas une idéologie, mais une théorie matérialiste de la transformation révolutionnaire du réel) : ne restons-nous pas souvent sur l’immédiat et le conjoncturel ? Pour prendre, pas tout à fait au hasard, un exemple proche et concret : pendant ces dernières semaines de luttes, nous avons pris, tant bien que mal, la défense des travailleurs des entreprises publiques, des étudiants et des lycéens, nous avons été à leurs côtés. Mais avons-nous été assez été offensifs sur les idées à faire reculer et celles à faire avancer : nous n’avons sans doute pas suffisamment mis en cause le capitalisme, nous n’avons pas fait reculer la résignation à sa domination, nous n’avons pas assez fait progresser le refus de l’exploitation. Nous avons accusé le personnel politique, nous avons dénoncé la politique du pouvoir, sans doute pas assez le MEDEF, et pas explicitement le système économique et social. Nous avons eu une condamnation morale à propos des augmentations des indemnités des parlementaires et du président de la République en les mettant en parallèle avec les baisses du pouvoir d’achat des travailleurs. C’était justifié, mais partiel, presque anecdotique, au vu des enjeux, au vu des cadeaux, fiscaux et autres, faits aux classes possédantes, aux grandes entreprises privées, au capital financier : ces phénomènes ne sont pas en parallèle, ce qui va de pair ce sont l’exploitation du travail et la montée fabuleuse des profits, de moins en moins liés à la production mais à la spéculation financière.
La place de l’idéologie a été très spectaculaire ces dernières semaines. Sarkozy a été relativement discret, mais les ministres se sont succédés à la radio et à la télé. Et surtout l’information radio et TV a été massive, avec la reprise constante, jour après jour, de thèmes et de termes agressifs contre les grévistes, avec des détournements du sens de certains mots : réforme (qui prend le sens de retour au passé), privilégiés, preneurs d’otages. On a truqué une lettre de Guy Môquet, on en a détourné le sens politique pour en faire un texte familial et nationaliste. On a tronqué une citation de Maurice Thorez sur la fin des grèves (ce n’est pas la première fois). Les auditeurs ont été lourdement sollicités, les micros-trottoir et les micros-métro ont rivalisé d’ardeur pour œuvrer à des sondages défavorables aux grévistes : si l’on demande ce qu’il pense des grèves à quelqu’un qui doit conduire son enfant à l’hôpital, à quelqu’un qui a un rendez-vous pour trouver un emploi, bien sûr qu’il est dans les meilleures conditions pour dire qu’il n’en peut plus. Les questions sollicitent des réponses qui correspondent à l’attente du questionneur. On ne peut nier, a priori, toute valeur scientifique aux sondages. Il y a des organismes sérieux (l'INSEE) où travaillent de vrais scientifiques, sociologues, statisticiens, etc… Mais on ne peut nier non plus que toute démarche scientifique est sous l’emprise de l'idéologie.
Le sens du mot « idéologie » est lui-même détourné : à entendre le discours dominant, l'idéologie est une maladie qui caractérise la gauche marxiste. On confond idéologie et adhésion à une finalité politique. Alors que c'est l'approche non scientifique du réel, à laquelle on recourt, inconsciemment en général, pour expliquer ce qu'on n'a pas la capacité théorique d'expliquer scientifiquement (je ne porte pas là une accusation de stupidité, c’est l’état des connaissances actuel et futur : la connaissance, en aucun domaine, n’est jamais achevée : parlez aux physiciens de la théorie des quantas en optique, ou même de la relativité einsteinienne). C’est donc un processus inconscient (du moins en partie) et, comme personne n’a le savoir absolu (et personne ne l’aura jamais), elle est le fait de tout un chacun.
Ainsi, nos scientifiques de l'INSEE introduisent (peut-être pas toujours inconsciemment, je l'accorde) leur propre vision idéologique du monde et, en l'occurrence : du monde des opinions, dans une analyse qui se prétend et se veut scientifique. Ils posent leurs questions à des gens qui répondraient autrement si quelqu'un (eux-mêmes éventuellement) les leur posait autrement. Toutes les sciences, et pas seulement les sciences humaines, sont pleines de ces ambiguïtés et de ces erreurs, et pas seulement les théories de Lyssenko. « Le soleil tourne autour de la Terre, centre de l’univers» : c'était de l'idéologie (et malheureusement, ça existe encore avec des prétentions scientifico-bibliques). La théorisation du changement climatique contient sans doute une large part idéologique !
L'idéologie est porteuse de l'histoire, notamment par la langue, surtout les idéologies de la classe dirigeante : qu’on pense à la main-mise du masculin sur la grammaire française, mais aussi sur la lecture de l’histoire, quand on parle de Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, en oubliant Olympe de Gouges et la Déclaration des Droits de la Femme. Dans un autre domaine : quelles raisons – plus ou moins conscientes – ont-elles présidé à l'unification linguistique de la France par extinction des cultures et langues régionales, populaires ? C’étaient même sans doute des raisons qui avaient leur justification dans la volonté d’unifier la Nation : dans le domaine idéologique aussi, les contradictions existent. L’ensemble de l’appareil d’Etat est pour une part importante composé d’appareils idéologiques : la justice, l’enseignement à tous les niveaux, la recherche dans toutes les disciplines, la politique étrangère, l’économie, le tourisme, etc… Mais, comme tout objet social, il est soumis à des contradictions, qui tiennent :
1/ à ce que ses différents composants sont faits de strates idéologiques qui remontent ( c’est particulièrement vrai pour le droit et l’enseignement) à la Rome antique, en passant par la domination chrétienne puis le siècle des Lumières, la Révolution, l’Empire avec le Code civil mais aussi la restauration de l’esclavage, puis le « grand siècle » (« je veux dire le XIXe », disait V. Hugo) et sa marche vers la laïcité, etc…
2/ à la présence en son sein d’individus porteurs d’expériences sociales différentes, de classes sociales différentes et antagonistes.
Ces quelques réflexions me semblent appeler à un renouveau du travail des communistes sur les idées, en essayant de ne pas trop tomber dans l’idéologie. Mais ne soyons pas paralysés par cette crainte : l’idéologie se glisse partout, dès qu’on parle ou qu’on écrit.