Après la guerre commence sa carrière de physicien. La rencontre avec Frédéric Joliot-Curie, physicien communiste spécialiste du nucléraire comme lui, est décisive. Georges Charpak reste aussi une figure de notre arrondissement qu'il a habité plusieurs décennies durant. Sa fidélité envers les valeurs fondatrices du communisme, la solidarité et la justice, dont il a pu observer la mise en oeuvre dans les moments les plus durs, a toujours été sans failles.
Communistes du 5e, nous rendons hommage à un brillant physicien dont les recherches ont rendu des services considérables au pays et à un homme dont l'engagement politique sincère l'a amené à se dresser contre la barbarie nazie et vichysoise et qui a défendu toute sa vie les valeurs au fondement de la lutte qu'il a menée, celles que partagent tous les communistes.
Nous reproduisons dans la suite l'interview réalisé par un journaliste de l'Humanité en 1993, à la suite de la publication de son autobiographie :
A l'occasion de la publication de sa biographie (1), le prix Nobel de physique 1992 s'explique sur son parcours, ses engagements passés et présents et les grands enjeux de la science et de la recherche contemporaines.<br><br>
«MEMOIRE à deux voix», dites-vous à propos du livre que vous signez avec Dominique Saudinos. «Moi public» du parcours scientifique, «moi privé» de l'enfance, de l'intime. Pourquoi cette biographie?
Je pourrais dire que j'ai simplement cédé au bout de deux ans à l'amicale pression de Dominique Saudinos. Si j'ai accepté, c'est parce que, dans cette période où il est beaucoup question d'immigration, de droit d'asile, mon histoire peut aider à réfléchir ceux qui se posent le problème de l'intégration. Moi aussi, immigré clandestin, je suis devenu un petit Français. Parce que j'ai tout de suite aimé cette langue, adopté cette culture, cette école publique où on ne m'enquiquinait plus avec la religion obligatoire. On y défendait des valeurs de lutte pour la tolérance; je m'y suis identifié au combat de gens comme Zola dans l'affaire Dreyfus, à la République qui libérait les juifs et les Noirs. C'était ma France à moi.
C'est aussi cette France-là qui refusait l'antisémitisme, la collaboration, résistait à l'occupant nazi...
C'était celle des idéaux de solidarité et de fraternité qui animaient la Résistance, la lutte dans les camps. Je les ai rencontrés chez les communistes, mais ils auraient pu être ailleurs. Nous avions le projet de construire une société plus juste. Autant, ancien déporté, je refusais de perdre mon temps en commémorations inutiles, autant la révolution me paraissait compatible avec la recherche scientifique. Il y avait le danger de guerre, ou qu'on prétendait tel, la menace qui pesait sur l'URSS, «patrie du socialisme», il me semblait qu'il fallait rester impliqué. A partir du moment où j'ai perdu totalement confiance dans l'URSS qui n'était pas du tout la société idéale qu'on disait et où j'estimais que le PCF lui restait étroitement lié, j'ai quitté le Parti. Quant au besoin de justice, il existe toujours, même si la société paraît à court d'objectifs.
Parlons de cette recherche. Vous dites que l'invention est toujours solitaire. Mais peut-elle se concevoir sans travail d'équipe?
Je crois que les idées viennent à des hommes seuls, pas à des comités. Ceux-ci peuvent décider de donner de l'argent, encourager telle ou telle orientation. La découverte peut devoir des tas de choses à des tas de gens, mais l'idée c'est tout de même une naissance, un accouchement individuel, exactement comme un morceau de musique ne peut naître que d'un seul créateur. En physique, la partition ne suffit pas. Il y a besoin de réaliser, du talent et de l'inventivité d'autres collègues. C'est souvent à deux ou trois personnes qui se complémentent qu'on y parvient. Il faut des comités, mais une société qui ne serait fondée que sur la domination des comités se stériliserait.
Mais cette découverte suppose d'énormes moyens...
Certainement. Il ne peut y avoir de recherche talentueuse sans ces moyens. Et, à tout prendre, ils ne sont pas considérables. Prenons le CERN (Centre européen de recherche nucléaire), que j'ai fréquenté trente ans à Genève. Trois milliards de francs suisses dépensés en dix ans par 18 nations européennes afin d'éclaircir des problèmes fondamentaux sur la structure de la matière, sur l'origine de l'univers, n'est-ce pas dérisoire par rapport à la somme que ces 18 nations ont dépensée pour des tas de futilités comme, par exemple, l'arsenal militaire? Et les conséquences que peuvent avoir des découvertes inattendues peuvent être colossales. De plus, un instrument comme le CERN permet à des milliers de physiciens basés de par le monde dans des petites universités d'avoir accès à la recherche d'avant-garde. Il faut mesurer le coût de cette structure en la comparant au service qu'elle rend à la culture scientifique. Si on décidait que ces milliards sont du superflu, qu'on les élimine, ou qu'on ne réalise pas un projet comme le LHC (le futur accélérateur de particules), ce serait une immense perte.
Mais la manière dont sont utilisées les avancées technologiques dans le monde capitaliste est souvent tragique pour l'emploi...
Le progrès de la science, dans une certaine mesure, bouleverse la société et cette dernière n'est pas prête à en tenir compte. D'une part, parce qu'il y a moins de travail pour faire un produit et parce que des peuples qui ne l'étaient pas sont capables de faire ce que nous étions les seuls à pouvoir maîtriser. Il nous faut vivre avec ces changements. Il est possible que cela bouleverse complètement l'économie, je n'ai pas de réponse. Probablement faudra-t-il consentir des sacrifices, des partages sur le plan des biens disponibles.
Des centaines de milliers de jeunes en situation de rejet, d'échec scolaire et social, ce ne peut être le progrès?
Ce n'est effectivement pas admissible. Quand j'entends dire que la moitié des enfants redoublent dans une classe, c'est comme si on affirmait: la maison brûle, il n'y a pas d'eau et on baisse la tête. Je ne sais pas qui est responsable, les choix politiques, une certaine passivité des enseignants? Si tant d'élèves refusent les études, c'est peut-être qu'on ne leur apprend pas ce qu'il faut. Je suis convaincu que beaucoup d'enseignants ont des idées, qu'on peut innover, comme l'a fait à Chicago mon ami, le prix Nobel Lederman, en obtenant que les instituteurs se recyclent. Cela suppose d'y mettre les moyens matériels et humains. Pas seulement en instituteurs mais en structures d'accueil à côté de l'école ou avec la télévision qui, malheureusement, ne joue pas un rôle positif.
Où trouver ces moyens?
Je ne suis pas gourou. Mais on peut économiser beaucoup dans le domaine de l'armement, maintenant que l'URSS a disparu. Je suis partisan d'aider la Russie à se débarrasser de ses dépenses militaires qui sont un véritable gouffre et nous de réduire les nôtres. Je serais très satisfait si on les cantonnait à 1% du revenu national comme au Japon.
C'est cela que vous appelez vous engager au-delà des batailles de physiciens?
Je suis prêt à m'exprimer comme citoyen. Sur cette question comme sur d'autres importantes: la solidarité avec les plus humbles, la lutte contre l'intolérance, le chômage, qui sont des injustices devant lesquelles on ne peut pas baisser les bras. Entendons-nous sur cet engagement. Que, dans l'action, se retrouvent des gens de différentes opinions, par exemple des communistes, ne me dérange pas. Cela dit, militer dans une organisation avec des personnes qui ont toujours tendance, selon moi, à voir tout en noir ou tout en blanc, c'est une autre affaire. Je suis extrêmement sollicité pour manifester, signer pour telle ou telle cause et je le fais rarement, parce que je me méfie des corporatismes, des aveuglements d'organisation, des clivages traditionnels au-delà desquels je pense qu'il y a beaucoup à faire.
LUCIEN DEGOY
(1) «La Vie à fil tendu», par Georges Charpak et Dominique Saudinos. Editions Odile Jacob, 231 pages, 120 francs.